La Chine des rails et déroute : l´étranger

 L´ÉTRANGER

(9ÈME CHAPITRE)

Voyager et perdre des pays de vue, les perdre tous de vue en voyageant dans les trains illuminés du monde nocturne, être toujours un étranger. 

Enrique Vila-Matas citant Perec dans Paris ne finit jamais.

« Lao Way Lao Way ! »

 Etre toujours un étranger n’est pas un but, encore moins un souhait, mais sans aucun doute une réalité à laquelle on ne peut pas échapper. J’ai souvent été étonnée, en Chine, de la facilité qu’avaient les gens de repérer de très loin que je n’étais pas comme eux. Du haut d’une colline du Gansu, tandis que je marchais tranquillement sur le chemin en contrebas, j’entendais des enfants crier « Lao Way Lao Way ! »[37], alors que j’aurais été bien incapable pour ma part de dire, à cette distance, si ces chérubins étaient d´ici ou d´ailleurs…Le contexte pourtant était plus propice à me donner raison si j’émettais des hypothèses quant à leur origine. Qu’est-ce qui les rendait alors si sûrs, eux, d’avoir affaire à une étrangère ? Ma démarche ? Mes vêtements ? Le fait que je marche seule ? Ou que je m’arrête pour observer des choses en route ? Aurais-je dû, pour passer inaperçue, me déguiser comme Alexandra David-Néel, en pèlerine tibétaine et me barbouiller le visage et les mains de charbon ? Il n’y a qu’un endroit en Chine où les passants doutaient en me voyant : c’était au Xinjiang, la patrie des Ouïghours, établis sur l’ancienne route de la soie et dont les traits physiques sont différents ; on les confondrait facilement avec des Russes, des Turcs ou des personnes originaires d’Asie Centrale. A mon passage j’entendais la question fuser : « Elle est Ouïghoure ou étrangère ? », puis après m’avoir observée un peu, ils concluaient sans se tromper : « Etrangère ».

Les Chinois ne cachent pas leur curiosité quand ils voient un étranger, ils se passent le mot et, s’ils sont seuls, il leur arrive de se retourner plusieurs fois de suite comme s’ils avaient été victimes d’un mirage. A Canton, alors que j’allais travailler un matin, l’un de ces curieux se tordait tellement le cou pour m’observer, qu’il se heurta finalement contre une poubelle et vacilla de son vélo. La chute ne manqua pas de provoquer un éclat de rire, tant de mon côté que du sien. Mais l’apothéose, c’est quand un bébé « blanc » apparaît : « c’est comme une poupée », m’expliquaient mes étudiantes que j’avais emmenées à une exposition et qui, au lieu de se concentrer sur les tableaux, suivaient partout un poupon aux joues roses. Cette sensation d’irréalité les conduit même parfois à nous palper pour voir si nous sommes constitués de la même chair…

Mirages de l´Ouest…

Cette curiosité s’accompagne d’autre part d’une certaine attirance pour l’Occident qui métamorphose peu à peu le visage de la culture chinoise. Ainsi sur la baie de Hong-Kong où l’on vient traditionnellement se faire photographier après la cérémonie du mariage, on ne voit plus que de belles Chinoises toutes de blanc vêtues, voiles et longues traînes au vent…Le rouge et l’or, promettant le bonheur, ne sont plus que l’apanage des fêtes provinciales. De même, les maîtres de la calligraphie et de la peinture traditionnelle semblent se raréfier, au profit de mouvements qui font écho à ceux qui se développent aux Etats-Unis, en Angleterre et à tout ce large monde de « l’Occident ». Combien de fois ai-je entendu, quand on me présentait un artiste, cette précision qui semblait justifier et honorer tout son travail : « Il fait de la peinture occidentale » ou « style occidental ». A quoi cela rime ? Si on m’avait dit « Il a son style », soit. Mais qu’il se range derrière cette vaste référence, aussi floue qu’inexistante en soi, me paraissait absurde. Car si ce changement est une étape nécessaire à toute évolution artistique, pourquoi prendre pour modèle « l’autre monde » et nier ses origines ? J’avais vu à Hong-Kong une exposition de Lü Shukun et ce que j’avais admiré dans ses œuvres abstraites, c’était justement la résonance en elles de l’œuvre traditionnelle, respectant le vide médian qui équilibre les forces du yin et du yang, une métaphore du souffle et de la création originelle. Quelques mois plus tard à Paris, une rétrospective de Zao Wu-Ki au Jeu de Paume à Paris me donna cette même impression : l’artiste a creusé sa singularité en se laissant façonner par diverses influences, sans pour autant renoncer à l’empreinte de sa culture.

On retrouve aussi cette soif de l’Occident en médecine – ces médicaments miraculeux « de l’Ouest » – et jusque dans les pratiques sportives. En cela on peut dire que l’ère du « troc interculturel » est en vogue ! Tandis que le bouddhisme attire de plus en plus d’Occidentaux et que l’on voit se multiplier les cours de tai chi, chi kong et autres pratiques orientales dans nos contrées, les Chinois les délaissent peu à peu et les considèrent comme des activités « du troisième âge ». A chaque fois que je tentais d’obtenir des renseignements auprès de mes collègues ou étudiants pour connaître les lieux où j’aurais pu pratiquer ces disciplines, j’étais sûre de passer pour la dernière des ringardes. C’était un peu comme si une Japonaise fashion demandait en France où elle pourrait apprendre le point de croix ou le macramé. Les conversations variaient à peine : « Mais c’est pour les vieux ça ! » – « je m’en fiche. Tu ne connais pas quelqu’un qui pourrait me montrer quelques mouvements ? » – « Si mon grand-père… ». A force d’insistance, je finis néanmoins par trouver un étudiant d’une trentaine d’années qui pratiquait le tai chi et qui était agréablement surpris de découvrir mon intérêt pour cette discipline. Il devint mon complice : un soir où j’avais converti une de mes classes en séance de gymnastique pour que mes étudiants retiennent bien tout le lexique du corps, je l’ai fait venir au centre du groupe et lui ai dit : « Maintenant c’est toi qui nous donne les instructions mais pour une séance de tai chi ! ». Lui était ravi, les autres pouffaient au début mais finalement tout le monde s’est pris au jeu et ce cours a été l’un des plus efficaces. A la fin de l’année, je reçus un cadeau de cet étudiant : deux D.V.D de cours de tai chi, entièrement expliqués en chinois…

Bien qu’ils soient très malins, les Chinois n’ont donc pas encore compris le créneau énorme qui s’offrait à eux pour mettre à profit leurs traditions auprès d’Occidentaux friands de leur culture. Ce constat me renvoyait à l’Inde qui avait si bien su vendre ses cours de yoga ou de méditation, et qui ouvrait les portes de ses ashrams pour proposer ses enseignements auprès de maîtres vénérés…Le voyage en Inde est souvent motivé par l’apprentissage, même si cela transforme parfois le voyageur en une sorte de caricature. C’est en tout cas ainsi que je m’étais sentie quand j’avais rencontré un « yogi » qui me proposait des cours en déployant son album photo : il tournait les pages et je le découvrais alors dans toutes les postures possibles et inimaginables, sur la tête, sur un bras, les jambes croisées autour du cou, je sentais un fou rire irrépressible qui commençait à me chatouiller le corps quand une Anglaise bien hindouïsée vint me sauver de la situation et distraire le gourou en se prosternant devant lui et en lui racontant une rencontre mystique qu’elle avait eue, les yeux écarquillés d’illumination…Je m’efforça pendant ce temps-là de reprendre mon sérieux et promis au maître de venir prendre un cours avec lui le lendemain aux aurores, ce que je fis. Débarrassé de la nécessité de me convaincre, cet homme était en réalité très humble et beaucoup moins épris de lui-même qu´il n´en avait l´air. D´autre part, il ne chercha pas à me transformer en contorsionniste dès la première séance et ce bref enseignement me permit surtout de vérifier ce qui m’intéressait le plus : comparer les cours d´un natif de l´Inde avec ceux qui se distribuaient avec succès en Europe – les postures de yoga étaient en effet identiques mais il y ajoutait la lenteur ; la méditation et la relaxation, par contre, n´avaient rien à voir, en particulier le travail sur le souffle qui me faisait découvrir de nouvelles circulations possibles, à contre-courant de ce que je pensais être le plus naturel. Mais cet épisode alimentait avant tout mes réflexions sur le voyage et le sentiment d’être « étrangère » – la proie à un certain tourisme…En voyageuse solitaire, cela me troublait d’avoir l’impression d’être dans un réseau plus ample d’une grande farce, une sorte de « voyage organisé » sans en avoir l´air. Je passais par les étapes obligées du voyage indien mais consciemment : je voulais tester pour pouvoir me faire une idée à travers l’expérience, fusse t-elle minime. Et, par comparaison, ce que j’aime de la Chine, ce sont justement ses contradictions et son obstination à ne pas comprendre ce qui pourrait plaire aux Occidentaux, car cela deviendrait alors un vaste marché où chacun perdrait le sens du « vrai ». Finalement j’appréciais qu’ils gardent le tai chi pour eux ou pour leurs grand-parents, même si c’était au détriment de leur propre intérêt et de la transmission d’une discipline en or. Ils exploitent cependant un peu plus le kung-fu – qui n’est que le prolongement plus actif du tai chi, en pensant sans-doute que plus il y a de spectacle ou de violence et plus cela plaît…Avec tous les bus que j’ai pris en Chine, je me suis faite une certaine culture des films de kung-fu mais cela ne m’a pas convaincue pour autant d’aller me former au monastère de Shaolin ! Non, je restais fidèle à mon admiration envers une gestuelle élégante et lente, dont la respiration était palpable…J’allais alors dans les parcs et j’observais. Ils étaient beaux mes petits papys du tai chi, tellement souples et sereins dans leurs mouvements circulaires…Je voyais entre leurs mains la boule invisible de l’équilibre parfait et je me demandais alors ce qui forgerait l’identité de ce peuple dans les années à venir si toute cette sagesse partait à la dérive…Une phrase de François Cheng me revenait en mémoire : « Tant que nous pratiquerons tous les jours le Tai chi chuan, nous ne nous perdrons pas. Comme dit le grand Maître : « Au centre du Grand Vide, nous saurons capter le souffle qui relie Ciel et Terre, ici et ailleurs, et, pourquoi pas, passé et futur. »[38] Les Chinois ont ils encore cette volonté de relier ? Ne se dirigent-ils pas plutôt vers un processus de rupture en ne fixant leur attention que vers un futur étranglé par leur désir de puissance ? Et pourquoi vouloir tant ressembler à l’autre et se perdre un peu plus chaque jour ?

Etre autre, être d´ailleurs ou de nulle part…

L’étranger : c’est donc à la fois la personne étrangère et l’espace hors des frontières. Mais c’est aussi un sentiment, qui suit nos pas comme une ombre, une sensation de ne pas pouvoir être complètement soi, car le prisme à travers lequel on nous voit nous renvoie un reflet qui ne nous ressemble pas et dont il est pourtant très difficile de se détacher. Tous ces réglages culturels que l’on opère pour éviter les malentendus et les incompréhensions nous éloignent peu à peu de ce que nous sommes profondément et détournent encore plus l’objectif de la rencontre. Entre ce que l’on doit être aux yeux de l’autre pour répondre à sa représentation et notre liberté de choix à peine assumée quand on se trouve dans une culture qui n’en connaît guère la saveur, notre identité est tapie sous les multiples couches de masques successifs…A quoi bon voyager et vivre ailleurs alors si c’est pour se cacher l’un à l’autre ? Car eux aussi préfèrent souvent donner cette image idéale, consensuelle, comme si la rencontre de l’autre devait s’accompagner nécessairement de compromis autour de nos identités respectives. En réalité, plus on se fréquente et moins on se connaît…Car plus on sait l’un de l’autre et plus on va essayer d’accorder nos violons pour que la rencontre soit harmonieuse : elle le sera peut-être mais elle sera fausse. Et le choc n’opère qu’avec des gens qui ne savent rien de nous et dont nous ne savons rien. Par peur de choquer j’ai passé mon temps à taire beaucoup d’opinions ou de sentiments : on ne débat pas partout, c’est une culture à part entière. Donc rien sur le mariage ou l’homosexualité dans mon pays, rien sur le Tibet, rien sur le rapport au travail ou sur le sens que l´on donne aux événements, aux relations. Enfin, rien avec les inconnus et un peu avec les amis, mais finalement si peu…On fait semblant d’être d’accord, on joue la comédie de « l’amitié entre les peuples », en refusant que cette amitié passe par des frustrations, des incompréhensions ou des colères. Et finalement nous ne sommes pas amis, tout juste cordiaux. Un seul homme, en Chine, est venu me voir pour provoquer une vraie discussion : c’était dans un train, il devait frôler la quarantaine, parlait bien anglais et désirait vérifier tous ses stéréotypes sur la libération des mœurs dans mon pays. C’était suspect au début car les questions paraissaient très orientées mais rapidement j’ai compris que c’était une opportunité incroyable pour rentrer enfin dans le vif du sujet avec un Chinois : il me parlait des amants chinois, de leurs désirs, de la distance qui les séparait souvent, du manque…il dévoilait tout ce qui était tu d’habitude. Et je lui révélais quelques secrets de coulisses aussi, nos rideaux de théâtre étaient enfin tombés et on cessait de jouer. C’était le dernier jour de mon voyage et trois jours plus tard, je m’envolais pour l’Europe.

La rencontre est véritablement le chemin le plus long du voyage…Pourtant tout ce que j’ai pu ressentir de ce troublant sentiment d’étrangère, je l’ai retrouvé décrit avec justesse sous les mots de cet auteur déjà évoqué et dont la lecture m’a beaucoup inspirée : François Cheng. J’ai trouvé tellement de connivences entre nos perceptions, lui en France et moi en Chine, que j’ai fini par me dire que deux âmes étrangères se comprenaient peut-être mieux dans le silence. Ce silence parlé qui est l’écriture…À chaque fois que je lis un auteur qui me donne à voir une partie de son monde intérieur à travers ce qu´il écrit ou le récit de son « exil », j’ai l’impression de lire un cœur. D’ailleurs, il me semble que le caractère du mot « penser » en chinois contient le signe du cœur : les Chinois ne considèrent donc pas que l´on pense avec la tête mais avec le coeur…II est digne alors de conclure avec les sentiments livrés par François Cheng lors du lent processus qu´il vécut pour ne plus se sentir « l’étranger » quand il s´installât en France dans les années soixante ; s’inspirant de la célèbre phrase de Sartre qui était à cette époque sur toutes les lèvres en France : « L’enfer, c’est les autres », il la transforme pour décrire sa propre expérience : «Pour moi, au contraire, l’enfer, je le vérifiais à mes dépens, c’est d’être toujours autre soi-même, au point d’être de nulle part ».

Voyager et perdre son pays de vue, être au cœur du monde nocturne de sa propre identité, transgresser sa vérité et ne plus savoir qui est cet autre de l´autre côté du miroir…

 

[38] François Cheng, Le dit de Tianyi.

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